Musique baroque : entorses à la rythmique classique …

notes inégales et hémioles

La lecture rythmique des partitions de musique baroque, et tout particulièrement de la musique française des 17ème et 18ème sècle, mérite une attention toute particulière.

Notes inégales

La prononciation de notre langue crée naturellement une sorte d’inégalité rythmique qui se devait d’être retrouvée chez les chanteurs mais aussi chez les instrumentistes, ceux-ci imitant ceux-là. C’est pourquoi les compositeurs français des 17ème et 18ème siècles avaient l’habitude d’écrire et d’imprimer des notes égales mais de les interpréter d’une façon plus ou moins inégale.

Dans l’Art de toucher le clavecin (1703) , François Couperin écrit :
 » J’ai cru qu’il ne seroit pas inutile de dire un mot sur les mouvemens françois, et la diffèrence qu’ils ont avec ceux des italiens. Il y a selon moy dans notre façon d’ecrire la musique, des deffauts qui se raportent à la manière d’ècrire notre langue. C’est que nous ècrivons diffèremment de ce que nous èxècutons ; ce qui fait que les ètrangers joüent notre musique moins bien que nous ne fesons la leur. Au contraire les Italiens ècrivent leur musique dans les vrayes valeurs qu’ils l’ont pensèe. Par exemple. Nous pointons plusieurs croches de suite par degrés-conjoints ; Et cependant nous les marquons ègales ; notre usage nous a asservis ; Et nous continüons. »

Quantz n’est pas en reste dans son Essai d’une méthode pour apprendre à jouer de la flute traversière avec plusieurs remarques pour servir au bon goût dans la musique ….(1752)

 » Il faut ici faire une remarque très nécessaire, par rapport au tems que l’on doit donner à chaque note. Il faut dans l’exécution savoir faire une difference entre les notes capitales, que l’on nomme aussi notes frappantes, ou selon les Italiens notes bonnes, entre celles qui passent, & que quelques étrangers appellent notes mauvaises. Les notes capitales doivent toujours, s’il est possible, être plus relevées que celles qui ne font que passer. Suivant cette règle il faut que dans les pièces d’un mouvement tempéré ou même dans l’Adagio, les notes les plus vites soient jouées avec quelqu’inégalité, bien qu’à la vuë elles paroissent être de même valeur; de manière qu’il faut à chaque figure appuyer sur les notes frappantes, savoir la première, troisième, cinquième & septième, plus que sur celles qui passent, savoir la seconde, quatrième, sixième & huitième, quoiqu’il ne faille pourtant pas les soutenir aussi longtems que si elles étoient pointées. (…)Mais on excepte de cette règle premièrement les passages vites, dans un mouvement très vite, où le tems ne permet pas de les jouer inégalement, & où l’on ne peut appuyer & employer de la force que sur la première note des quatre. De plus on en excepte tous les passages que les chanteurs doivent exécuter avec vitesse, à moins qu’ils ne doivent pas être coulés (…) II faut aussi faire la même exception, lorsque plusieurs notes se suivent sur un même ton, ou quand il y a un arc sur des notes dont le nombre excède celui de deux, savoir quatre, six ou huit; & enfin par rapport aux Croches dans les Gigues. Toutes ces notes doivent être exprimées également l’une pas plus longtems que l’autre . «  Quantz Chapitre XI §12

 

La Rythmique est un Art qui considère les mouvemens, et qui règle leur suite & leur mélange pour exciter les passions, & pour les entretenir, ou pour les augmenter, diminuer, ou appaiser.

« On doit éviter l’identité, ou la ressemblance des mouvemens, comme celle des consonances, dans la composition, parce que l’on s’ennuye d’entendre la répétition d’un mesme mouvement … Lors qu’on chante à plusieurs parties, l’une peut user d’une espece de mouvement, & l’autre d’un autre … ».

« Il faut seulement remarquer qu’il ( Saint Augustin) tient que la seule mesure égale, double,  & sesquialtère sont propres pour la Musique, & par conséquent que nos Compositeurs pratiquent tout ce qu’il dit, en usant de la mesure qu’ils appellent binaire , ternaire, & sesquialtère, ou hémiole. « 

Mersenne : l’Harmonie Universelle -Livre V (1636)

 

Alternance binaire-ternaire

Ainsi la souplesse rythmique caractéristique de la musique baroque est souvent la conséquence du passage de rythmes binaires (dont les temps sont divisibles par 2) à des rythmes ternaires (aux temps divisibles par 3) ou inversement : une mesure à six temps peut être vue comme 2 fois 3 temps, ou 3 fois 2 temps.

Ce qu’on appelle hémiole est un changement de pulsation particulièrement fréquent à la fin des phrases musicales dans les pièces à mesures ternaires ( 3/4, 6/8, 12/8), mais l’écriture musicale ne la dévoile souvent qu’aux initiés : place et nature des ornements lorsqu’ils ne sont pas sous-entendus, chiffrages de la basse continue, ou ligne mélodique de celle-ci. Elles sont parfois marquées dans l’écriture rythmique .

La méconnaissance de l’inégalité des valeurs et des changements de pulsation conduit à une interprétation plate et métronomique de la musique, particulièrement préjudiciable si l’on pense que les mouvements de danse sont une des sources d’inspiration majeures de cette époque.